Le Ministère de l’Industrie du Commerce et de l’Economie Verte et Numérique a récemment publié un communiqué de presse sous forme de rappel aux industriels de la peinture, quant au délai imparti pour mettre fin à la pratique frauduleuse, illégale et déloyale des jetons.
Il y rappelle de nouveau « que cette pratique va à l’encontre des efforts visant à protéger le consommateur, renforcer la compétitivité de l’entreprise marocaine et promouvoir la culture de la transparence » tout en saluant l’engagement des professionnels fabricants pour leur implication et leur respect des mesures progressives prises à ce jour pour mettre fin à ce fléau, à savoir :
- L’arrêt de la mise des jetons dans les pots de peinture depuis le 08 mars 2021.
- L’arrêt de la vente de la peinture avec jetons depuis le 1er avril 2021.
- L’assainissement du marché au plus tard le 30 avril 2021 et la déclaration de la non « monnayabilité » des jetons
Réaffirmant son engagement à coopérer avec les représentants du secteur afin de mettre en place un climat favorable pour le développement du secteur, le Ministère tient a tenu à préciser qu’il prendra toutes les mesures nécessaires, conformément aux dispositions de la loi, pour faire respecter la décision d’arrêt définitif de cette pratique.

Il aura fallu plus de 10 ans, plusieurs gouvernements et ministres pour mettre fin à une situation tragique dans laquelle le consommateur payait en espèces sonnantes et trébuchantes les conséquences d’une surenchère mortelle. Mortelle pour le portefeuille pas le renchérissement artificiel de la peinture au détriment du consommateur ; mortelle pour les sociétés de peinture qui ne jouaient pas le jeu (Eh oui, il y en avait !) ; mortelle pour la qualité du travail car le choix de l’artisan est motivé non pas par la bonne spécification du produit mais par la marque qui va lui donner le meilleur cadeau ; et enfin mortelle pour le client final qui voit son artisan peintre prendre la clef des champs dès l’ouverture les seaux de peinture, un fois les jetons pris. Dès lors la recherche d’un peintre en bâtiment qui va travailler sans le bénéfice des jetons s’apparente au parcours du combattant !
Félicitons donc le Ministre Moulay Hafid Elalamy pour ce qui s’apparente à un exploit mais qui n’est au fond qu’un retour à la légalité et aux bonnes pratiques concurrentielles.
Fouad Temsamani

Interview
Adil Benjelloun est aujourd’hui installé à son compte dans une société d’aménagement tout corps d’état : CLIN D’ŒIL. Auparavant, il a passé 20 ans de carrière dans différents postes de responsabilité au sein de grandes sociétés de peintures. C’est à ce titre qu’il nous éclaire, dans cette interview, sur la pratique des jetons désormais bannie.
CDM : Vous avez passé plus de 20 ans dans le domaine de la peinture. Pouvez-vous nous relater la genèse des jetons ?
Adil Benjelloun : « Avant de répondre à votre question, je tiens à préciser que cette pratique ne concerne que le domaine de la peinture et qu’elle n’a pas été élargie, vue sa complexité et son illégitimité, à d’autres secteurs depuis son lancement par un fabricant de peinture il y a plus de 25 ans.
En fait, cette pratique consiste à insérer par les fabricants des jetons dans leurs seaux de peinture. Ces jetons sont récupérés par l’artisan applicateur peintre, qui se fait rembourser la valeur des jetons en espèce (dépassant parfois les 50% de la valeur de la peinture) par le point de vente (droguerie), qui se fait rembourser à son tour, en échange marchandise, escompte financier ou cadeaux en nature, par le fabricant ».
Le plus grand perdant est le consommateur final, qui se trouve bien sûr manipulé par l’artisan, qui l’oriente bien évidement vers des peintures qui offrent la plus grande valeur du jeton et ce au détriment de la qualité. En plus il paye plus cher la peinture puisque c’est lui qui finance le jeton !
Les petits fabricants sont également lésés par cette pratique au profit des mastodontes qui disposent d’une trésorerie et capacité financière importante et peuvent offrir des valeurs exorbitantes pour ce sésame. »
2. Combien a mis de temps le jeton pour s’affirmer dans le secteur ?
A.B : « Écoutez, il n’a pas fallu beaucoup de temps pour que la pratique s’installe. En fait, ça a commencé avec de petites valeurs, 5/10dh, lancer une pièce dans un emballage est plus facile que de mettre un rouleau ou un pinceau pour le fabricant, et les peintres ne pouvaient que souhaitent la bienvenue à la pratique. Même s’il s’agissait de petites valeurs au début, avec l’effet volume, le gain était palpable par les artisans puisque ça leur permettait de couvrir les petites charges (transports, repas, …….etc.).
Ce qui a donné une autre ampleur au phénomène, c’est la surenchère que se sont livrés les fabricants, depuis maintenant 20 ans, quant à la valeur de ces jetons, pour atteindre des valeurs jusqu’à plus de 400/500 MAD en aléatoire et plus de 150 MAD en systématique.
Sans parler de quelques pratiques malsaines que se permettaient quelques artisans insouciants et peu intègres puisqu’on assistait à des abandons de chantiers juste après la récupération des jetons par l’artisan peintre. D’autres surestimaient, au détriment de leur clients, la quantité de peinture à utiliser quitte à la jeter aux égouts vers la fin des travaux, le plus important étant de récupérer le maximum de jetons. »
Finalement le jeton a renchéri le prix de la peinture au détriment du consommateur ?
A.B : « C’est certain, imaginez que vous voulez refaire la peinture de votre maison, vous aurez besoin en moyenne d’une dizaine d’emballage pour un appartement de 80/100m2. Le calcul est rapidement fait : vous payerez plus de 1500 dirhams en sus que le peintre empoche, pour une valeur moyenne de 3000 ou 4000 dirhams de marchandise. Je vous laisse calculer le prorata ! Si vous avez un grand chantier d’une centaine de milliers de dirhams où d’un marché d’état de quelques millions de dirhams, où ce dernier serait perdant de 40% à 50% de la valeur de ses consommations en peintures (payé de la poche des contribuables). »

Les sociétés qui n’ont pas joué le jeu ont été lésés alors ?
A.B : « Bien évidement les sociétés qui ont refusé cette pratique, par éthique ou manque de moyen, sont restés en marge du marché et peinaient à suivre une concurrence déloyale imposée par les plus grands qui voyaient leur part de marché augmenter à chaque fois qu’ils mettaient plus dans ces jetons en finançant un utilisateur aveuglé par cupidité et l’empêchant de faire une prescription juste et professionnelle basée sur la bonne qualité des peintures, de l’innovation et du vrai besoin de son client. Il faut souligner également que cette pratique a permis la constitution de cartels dans le secteur et a empêché toute ouverture bénéfique au secteur en fermant la porte aux nouveaux entrants et aux investisseurs étrangers. »
Les prix vont-ils baisser à votre avis dans les mois qui viennent, proportionnellement au coût du jeton ?
A.B : « Logiquement oui, et c’est au grand bonheur du consommateur final et du budget de l’état. Il y aura également une réaffectation du budget « jetons » à la recherche et développement et aux actions marketing à grande valeur ajoutée, ce qui ne peut être que positif aussi bien pour le métier que pour le consommateur. »
Il a fallu 10 ans pour mettre fin à cette pratique. Pensez-vous que c’est normal ?
A.B : « Non ce n’est pas normal. Il a fallu batailler plus de 10 ans et saisir le ministère concerné pour un simple respect et application de la loi. Tant de temps perdu et de gâchis qu’on aurait pu épargner pour la mise en avant du secteur et engager des réflexions à haute valeur ajoutée pour le développement sectoriel. »